Néo-totalitarisme
Par (5 mars 2012)
Explosion du chômage, saignée dans l’éducation, salaires impayés, privatisations généralisées, élections reportées : les Grecs s’installent dans l’austérité imposée par la technocratie européenne au profit du secteur bancaire. Si la contestation ne faiblit pas, une alternative politique peine à émerger du fait de la division de la gauche. Basta ! est allé à la rencontre d’acteurs de la résistance.
« On ne se bat pas seulement contre les mesures d’austérité imposées par l’Union européenne. C’est devenu une bataille pour la liberté et la démocratie », affirme Alexandros Frantzis. Ce biologiste fait partie des Indignés athéniens. Comme beaucoup de Grecs, il est révolté par les mesures imposées par la « troïka » (la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le FMI) pour l’octroi de son nouveau plan de sauvetage, validé le 21 février. Parmi les multiples exigences : la création d’un compte budgétaire bloqué consacré au remboursement de la dette et au paiement des intérêts, et l’inscription dans la Constitution grecque, dans les deux mois à venir, de la priorité donnée au service de la dette. Un engagement de la Grèce à payer les créanciers étrangers avant toute dépense nationale.
Pour Alexandros, ce plan constitue un inadmissible abandon de souveraineté : « La Grèce ne contrôle définitivement plus son budget. » Et les élections, sans cesse repoussées ? « Les élections, on a arrêté ! C’est mauvais pour l’économie », ironise sa camarade Sissi. La troïka a déjà exigé la signature des deux partis au pouvoir – Pasok (socialistes) et Nouvelle Démocratie (conservateurs) – invités faire appliquer sans condition les mesures validées par le nouveau plan en cas de victoire aux prochaines élections. Des élections très démocratiques, donc, puisque le programme – soufflé, voire imposé par des institutions européennes et internationales – ne peut varier d’une ligne. Wolfgang Schäuble, le ministre des Finances allemand, avait d’ailleurs proposé de reporter les élections grecques (prévues en avril) pour mettre en place un gouvernement de techniciens. Jusqu’à l’ancien Premier ministre français Michel Rocard, qui se demande comment maintenir des élections dans un tel contexte : « Personne ne le dit, mais il ne peut y avoir d’issue en Grèce qu’avec un pouvoir militaire »…
Le fisc allemand s’installe en Grèce
Autant de déclarations qui attisent la colère des Grecs, déjà échaudés par les déclarations suggérant une « mise sous tutelle ». Des manifestants athéniens ont brulé un drapeau allemand, et des journaux ont publié des caricatures d’Angela Merkel en uniforme nazi. Jean-Claude Juncker, Premier ministre luxembourgeois et président de l’Eurogroupe, a déclaré le 29 février qu’il souhaitait la création d’un commissaire européen délégué à la « reconstruction de la Grèce », pour superviser la gestion du pays. La proposition de la Commission européenne d’envoyer des dizaines d’inspecteurs permanents à Athènes ne devrait pas apaiser les tensions. Le ministre des Finances allemand a annoncé la semaine dernière que plus de 160 contrôleurs des impôts se sont déjà portés candidats pour un séjour en Grèce, afin d’aider à rendre plus efficace la collecte des impôts.
Sans compter que ce deuxième plan de « sauvetage » marque une étape supplémentaire dans la perte de souveraineté de la Grèce : les nouvelles obligations grecques émises sur le marché sont régies par le droit britannique et non grec, comme c’était le cas du premier plan de 2010. Conséquence : l’arbitrage des conflits entre l’État grec et ses créanciers privés se fera au Luxembourg. Les créanciers pourront saisir les biens grecs et sont protégés en cas de future restructuration de la dette grecque.
Écoles fermées, bibliothèques abandonnées...
La nouvelle aide européenne est accordée en échange de mesures d’austérité renforcée. Objectif : 3,2 milliards d’euros d’économies en 2012. Un plan quasiment inapplicable avec des moyens de plus en plus réduits, comme la réforme fiscale à mettre en œuvre d’ici à juin. Ministres et Parlement enchaînent ces dernières semaines les réunions pour valider point par point les éléments du mémorandum négocié entre la Grèce et la troïka. Le 12 février, le Parlement a entériné la baisse de 22% du salaire minimum, qui passe de 740 à 590 euros (470 euros net /mois), et de 32 % pour les jeunes de moins de 25 ans (moins de 400 euros net/mois). Les retraites de plus de 1 000 euros ont été réduites de 20 %. À cela s’ajoute un milliard en moins pour les dépenses de santé, la suppression de 150 000 postes de fonctionnaires en 3 ans (sur environ 750 000), le non-remplacement de 4 fonctionnaires sur 5 [1]. Le mémorandum prévoit aussi de nombreuses privatisations, à hauteur de 15 milliards d’euros d’ici à 2015, avec la vente des participations publiques dans les compagnies gazière (Depa) et pétrolière (Helpe), la compagnie des eaux (Eydap-Eyath) et des Jeux (Opap). Un nouvel eldorado s’ouvre à l’oligarchie financière !
Dans l’éducation, c’est la saignée : de 2009 à 2015, les dépenses publiques vont diminuer de près de 1,5 milliards d’euros selon les syndicats. Entre 2010 et 2011, les effectifs d’enseignants ont déjà diminué de 10 % [2], selon le syndicat des enseignants du secondaire (OLME). Plus de 1 000 écoles primaires et secondaires sont fermées définitivement, soit une sur 13. Le ministère de l’Éducation prévoit la fermeture de 800 bibliothèques scolaires. Leur mise en place a pourtant été cofinancée par les programmes européens, soulignent les syndicats enseignants… Les arts ou l’éducation civique, jugées non prioritaires, ne seront plus enseignées au lycée. « Comme le gouvernement a doublé le prix du fioul, il est certain que les établissements ne pourront pas se permettre de se chauffer tout l’hiver », ajoute Themis Kotsifakis, secrétaire général du syndicat Olme. Les écoles ont commencé l’année sans livres scolaires après que le gouvernement a fermé l’institut qui les publie. « Les restrictions financières ont créé un chaos sans précédent, les photocopies sont le principal matériel pédagogique », dénonce le syndicat.
Une hausse de 50 % du chômage
La longue liste des mesures demandées par la troïka (350 pages) ne semble plus répondre à aucune logique. Le Parlement a voté la semaine dernière la suppression de l’Organisme du logement ouvrier (OEK, qui finance des logements sociaux) et d’un organisme de prestations sociales (OEE), qui emploient 1 400 salariés. Des structures indépendantes qui ne pèsent pourtant pas dans les comptes de l’État. Objectif affiché : diminuer de 1 % les cotisations patronales, prélevées pour financer ces protections sociales. Mais, surtout, effacer l’ardoise de 3 milliards d’euros de dette de la Sécurité sociale vis-à-vis de ces organismes. Un hold-up sur des cotisations payées par les salariés, estiment les responsables. « Et qui va administrer tous les bâtiments que possède notre organisme en Grèce ? », s’interroge Evi Kalia, responsable d’OEK, lors d’une rencontre avec une délégation européenne composée de représentants d’Attac, de la FSU et de l’Union syndicale Solidaires. « Le gouvernement veut mettre la main sur les terrains, les magasins, les logements libres que nous possédons. »
Conséquences de la crise et des mesures d’austérité : le chômage a atteint 20,9 % en novembre en Grèce. Soit plus d’un million de chômeurs pour 11 millions d’habitants. Un jeune sur deux est actuellement au chômage. Celui-ci a augmenté de près de 50 % en un an. Et ceux qui travaillent ne sont pas certains de percevoir leur salaire. « Sur les 7 000 travailleurs du secteur des médias, 1 500 à 1 800 n’ont pas été payés depuis environ six mois », décrit Moisis Litsis, journaliste au quotidien Eleftherotypia. Les salariés y sont en grève depuis décembre, le propriétaire du journal ayant cessé de payer les salaires à partir du mois d’août.
Une opposition divisée
Grèves et manifestations se multiplient. Certains ministères sont occupés par leurs salariés, comme celui de la Santé, dont la nouvelle appellation – « ministère de la Santé et de la solidarité sociale » – résonne de manière ironique tant ce mot semble aujourd’hui vain. À part la coalition au pouvoir, plus personne ne semble croire aux effets bénéfiques du mémorandum. Une quarantaine de députés de ces deux partis ont d’ailleurs voté mi-février contre le texte. Ce qui leur a valu d’être exclus de leurs partis. Mais la recomposition du paysage politique est surtout marquée par une hausse des partis à gauche du Pasok, qui ont refusé de cautionner la politique de la troïka : Parti communiste KKE (12 à 14 % d’intentions de vote), gauche radicale Syriza (11-12 %) et Parti de la gauche démocratique (16-18 %). Mais l’union, nécessaire pour remporter des élections, semble bien difficile.
Quant aux syndicats, ils semblent en partie décrédibilisés. « La grève générale [au-delà de journées ponctuelles comme c’est déjà le cas] n’est pas réaliste, les syndicats ne s’y lanceront jamais, estime Alexandros, l’indigné. La participation serait faible car, dans le secteur privé, si vous faites grève, le lendemain vous n’avez plus de travail. Dans le secteur public, ce serait plus facile, mais les gens ne voient pas ce que ça peut changer, et ils pensent surtout qu’ils vont perdre une journée de salaire. » Reste la révolte de la rue. Dans le quartier Exarchia, un des foyers de la contestation, la police « préventive » anti-émeute est à tous les coins de rue. « Il y a quelques jours, les autorités ont dit avoir trouvé une bombe dans le métro. Nous craignons que le gouvernement ne rentre dans un nouveau jeu pour créer de nouvelles contraintes sécuritaires », souligne Sissi.
À qui profite le « plan de sauvetage » ?
Reste une question, pour tous les Grecs. Pourquoi accepter de telles mesures ? Le plan de sauvetage, promis contre toutes ces restrictions, va-t-il servir à quelque chose ? Son objectif est d’assurer que le pays ne fasse pas faillite le 20 mars, à l’échéance d’une obligation de 14,5 milliards. Le plan d’aide prévoit de nouveaux prêts publics par les partenaires de la zone Euro et le FMI, à hauteur de 130 milliards d’euros, jusque fin 2014. Et une restructuration de la dette détenue par les banques, les assurances et les fonds de pension. Ces créanciers privés détiennent 206 milliards d’euros d’obligations grecques. Ils vont s’engager sur une décote de 50 %, permettant une réduction de dette de 107 milliards d’euros [3]. À moyen terme, ces mesures doivent permettre de ramener la dette grecque à 120,5 % du PIB d’ici à 2020. Celle-ci équivaut actuellement à plus de 160 % du PIB, pour un montant de 350 milliards d’euros. Soit autant que ce qu’aura coûté toute l’assistance à la Grèce (remise de dettes, aides), à l’Union européenne, aux banques et aux institutions internationales, en moins de deux ans…
Personne ne croit plus au remède miracle. « Le mémorandum prévoit de revenir à la situation d’il y a trois ans (une dette à 120 % PIB), avec un scénario parfait, une économie en développement. Hors la récession est aujourd’hui de 7 %, souligne Natasha Theodorakopoulou, membre de Syriza et responsable du Parti de la gauche européenne. Même avec ce mémorandum, ils se rendent compte que l’objectif n’est pas atteignable. Wolfgang Schäuble (ministre des Finances allemand) n’exclut déjà plus un troisième plan de sauvetage, dans trois ans. » Surtout, les Grecs risquent de ne pas voir la couleur de cette aide, qui servira surtout à recapitaliser les banques et à payer les créanciers privés. Ou comment transformer une dette privée (celle des créanciers grecs, des banques françaises, des fonds de pension…) en dette publique (le prêt de 130 milliards des pays de la zone euro et du FMI).
Les banques avant la démocratie
Le 29 février, le Banque centrale européenne a distribué 530 milliards d’euros de prêts à 1 % sur trois ans à 800 établissements bancaires. De l’argent quasiment gratuit, qui vient s’ajouter aux 489 milliards d’euros accordés par la BCE aux mêmes conditions. Soit 1 000 milliards d’euros, des tonnes de liquidités injectées dans le système financier, en moins de trois mois. Mario Draghi, le président de la BCE et ancien de la banque Goldman Sachs (responsable du maquillage des comptes grecs lors de l’entrée du pays de la zone euro en 2001), a garanti que le nom des emprunteurs resterait confidentiel, pour ne pas ternir leur réputation… Pendant que la Grèce subit les exigences sans cesse accrue des financiers de l’UE et la pression de ses créanciers, les banques empochent de l’argent frais à 1 %. Et le gouvernement du Premier ministre grec, Lucas Papademos, ancien vice-président de la Banque centrale européenne, continue la saignée. Selon le journaliste Marc Roche [4], Lucas Papademos « a joué un rôle non élucidé dans l’opération de maquillage des comptes publics perpétré avec l’aide de Goldman Sachs ».
« Chers concitoyens européens. Nous sommes citoyens de ce pays, citoyens de l’Union européenne. Exactement comme vous. Nous sommes des êtres humains, pas des nombres. Personne ne peut nous sauver en nous détruisant », écrivent les salariés de l’OEE, l’un des organismes de prestations sociales qu’une loi du Parlement grec vient de supprimer. Seront-ils entendus ?
Agnès Rousseaux
Photo : CC John Kolesidis
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